Le Parapluie
Je suis une merde.
Je travaille en tant que détective privé, ou plutôt raté, depuis sept ans. J’aurais voulu être flic, porter l’uniforme, faire partie de la grande famille « Police ».
Au lieu des honneurs, j’ai hérité d’un petit bureau miteux en banlieue parisienne et d’un crâne presque chauve. Femme de ménage, comptable, homme à
tout faire, je suis au service des clients 24h/24.
Et forcément, avec mes 1m71, mon air de fayot, mes petites lunettes et mes costumes trop repassés, je fais baisser la moyenne du top 50 du privé. En plus, je déteste le whisky…
La plupart de mes clients sont des maris jaloux, et dans la majorité des cas, ils n’ont aucune raison de l’être. Je suis donc rémunéré par des cons, incapables de se remettre en question, qui sont prêts à payer des fortunes pour garder leur ego de mâle intact, alors qu’avec une bonne complémentaire, une psychothérapie leur aurait coûté que dalle !
Ces jours-ci, je suis sur une affaire de divorce qui traîne. Un M. Danton, la cinquantaine, bourré de fric, soupçonne sa femme de le tromper après avoir trouvé chez eux un parapluie d’homme. Persuadé qu’elle l’a épousé pour son blé, coup classique chez les gens de la haute, il dort à l’hôtel en attendant de trouver les autres preuves nécessaires pour que le carrosse de la belle redevienne une citrouille…
Donc, bibi fait le planton dans le seizième pour dégoter au client de quoi se mettre quelque chose sous la dent. Or le frigo est plutôt vide ! La dame blonde aux allures élégantes n’a pour l’instant fait aucun écart. Je dois même dire que je la trouve jolie avec ses traits fins et son visage clair de princesse des glaces.
Elle passe son temps à lire dans la bibliothèque et son regard triste, quand elle regarde par la fenêtre, m’émeut. Les rares fois où elle sort, elle semble ailleurs et ne fait pas cas de la pluie qui lui mouille les cheveux.
Moi je me les gèle, surtout le soir. C’est malgré tout le moment que je préfère. Les bateaux-mouches illuminés glissent sur la Seine et la lueur des réverbères parsème la nuit de feux. La métropole revêt alors un aspect romantique et mystérieux.
Sans le vouloir, un lien se crée avec la personne que l’on guette. Quand j’ai tendance à la trouver sympathique, je m’oblige à me rappeler. Je me souviens chaque détail de cette journée maudite comme si c’était hier. Le soleil du mois de juillet, mon tee-shirt rayé, le magasin de fleurs au coin de la rue, et surtout mon retour imprévu à la maison. En ouvrant la porte d’entrée, je perçus immédiatement les gémissements de plaisir, coups de poing plus violents que tous ceux que j’avais reçus dans ma carrière.
J’étais resté planté là comme un con, mon bouquet à la main. J’étais pétrifié, glacé, incapable du moindre mouvement. Alors que les cris redoublaient, je sentais ma gorge se nouer davantage. Un supplice digne des meilleures salles de torture au temps de l’Inquisition. Puis soudain, je fus pris d’un élan de haine incontrôlable. Je montai précipitamment les escaliers et ouvris brutalement la porte de notre chambre, haletant, les yeux hagards. Elle se trouvait face à moi, à quatre pattes, sur le lit. Ses seins pendaient lourdement et ballottaient à la vitesse des coups que le salopard donnait par-derrière. Lui, en pleine extase, eut du
mal à arrêter la pénétration malgré mon intrusion. Elle, je ne sais plus. Moi,la tête qui tourne, la nausée puis le trou noir.
Ce fut mon dernier souvenir d’elle. Six ans de mariage réduits à cette scène avilissante, à ce rictus moche qui marquera son visage à jamais…
Alors, la salope de mon client... faut pas m’la faire à moi, et quand il arrive ce matin au domicile conjugal d’un pas décidé, je me dis : « ça va barder pour toi ma cocotte ! »
Elle, je la vois le faire entrer, et ils vont tout de suite à la cuisine. Pendant qu’ils parlent, elle va et vient. Soudain, la discussion s’envenime et elle se met à gesticuler. Les mouvements deviennent de plus en plus saccadés. Elle saisit quelque chose, mais je ne vois pas ce que c’est. Elle se plante devant lui et pointe une forme allongée dans sa direction. Effaré, je comprends subitement ce qui se passe. Elle a retiré du mur une des deux épées accrochées pour parfaire la déco Louis XVI !
De dos, elle me cache son mari, mais un affreux pressentiment me pousse à quitter mon poste d’observation pour voler au secours de mon client.
Le cœur battant, je me précipite dans l’appartement dont la porte n’est pas verrouillée, j’entends un effroyable tintamarre, puis une voix en provenance de la cuisine répéter : « Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que tu as fait ?».En y entrant, j’assiste à une scène atroce. La belle dame baigne dans son sang. Elle
est étendue morte, transpercée en son sein par l’épée. Son visage blanc est paisible, mais sa robe se colore de rouge.
Malgré l’émotion, je garde mon sang-froid et dis :
− Légitime défense, j’ai tout vu ! Aucun souci à vous faire.
En rentrant chez moi, je me dis qu’il a fait ce que je n’avais pas eu le courage de faire sept ans auparavant. Je me persuade que, d’une certaine manière, elle l’a bien mérité.
Le temps passe et les filatures se succèdent jusqu’à ce qu’un jour, je tombe par hasard sur un petit article dans la presse à scandale :
« Le veuf de la richissime femme d’affaire Géraldine Danton, s’est remarié samedi dernier avec une jeune femme de dix-huit ans sa cadette. Lui-même, ayant hérité de sa fortune colossale à la suite de… »
− Quel con, mais quel con !
Une photo montrait le couple s’enlaçant sous un grand parapluie fleuri. Le parapluie ! Le même que celui retrouvé sur la scène du crime ! La malheureuse avait dû le brandir pour accuser l’infidèle, et je l’avais pris pour une épée. Je m’étais fait avoir comme un bleu : le parapluie était celui de sa maîtresse et le
bonhomme avait prémédité son crime…
Je titube jusqu’au lavabo puis m’asperge le visage d’eau froide. Je regarde mon reflet morne et insipide dans le miroir.
− Elle est belle la figure du détective privé… Je suis une merde.