Je m’appelle Adrien. J’ai vingt-deux ans et ma seule distinction est que je passe inaperçu. Déjà à l’école, je n’étais pas dans le coup. Le jour de mes seize ans, je recevais quatre commentaires sur le mur de ma page d’accueil sur le réseau social en ligne à la mode : trois amis me souhaitaient un « bon anniversaire, mec » et une autre me marquait : « tu n’aurais pas fourré mon livre de chimie dans ton sac par hasard ? Non ? Parce que ce matin, je l’ai oublié en classe et j’ai déjà demandé à tout le monde. Tu étais mon dernier espoir. Tans pis ! » Mais moi, je ne me sentais l’espoir de personne et j’étais surtout le dernier de la liste !
Mon grand-père me disait souvent :
− Quand je n’étais pas content de mon sort, ma mère me disait : « tu n’avais qu’à te servir quand tu y étais ! » Je faisais alors la moue et elle rajoutait : « tu peux aussi aller au coin de la rue, voir s’ils ont ouvert un magasin de pièces de rechange, on sait jamais, ils ont peut-être reçu des nouveaux nez ! » Alors tu vois mon poussin, on se refile ce sacré nez de père en fils, et il n’y a rien à y faire. Mais je t’avouerai que j’ai eu plus de chance que toi. À mon époque, la seule façon de se voir, c’était de se rencontrer. Du coup, seul un nombre restreint de personnes connaissait notre sale gueule ! En plus, la charge de travail était lourde et le soir, on s’éclairait à la lueur des bougies ! Alors qu’aujourd’hui, il y a des photos dans tous les recoins, grandes comme des immeubles, étalées dans les magazines ou gigotant dans des boîtes noires : télévision, téléphone, ordinateur...De quoi te donner le tournis !
Ce soir, impossible de m'endormir. Habituellement, je déteste les ombres de la nuit, mais aujourd’hui, c’est différent. Je bondis de mon lit et saute sur la chaise de mon bureau. J’allume prestement mon ordinateur et je me précipite aux toilettes, le temps que la connexion internet s’établisse. Il est déjà tard et je marche sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller mes parents et ma petite sœur de quinze ans. J’aurais préféré avoir mon appartement, mais je n’ai pas trouvé de colocataire et l’année universitaire a commencé.
J’ai fait un rêve la semaine dernière. J’ai vu un homme marcher, perdu dans les rues d’une grande ville déserte. Son sentiment de solitude était intense dans la grisaille du paysage. Puis soudain, une silhouette s’est jointe à lui, suivie d’une deuxième, puis dix, puis cent… Je compris alors que je n’étais pas seul ; que d’autres souffraient probablement du même mal que moi, chacun isolé, prisonnier de son image.
Ce qui me fit réfléchir. Je me demandais si d’autres avaient également commandé une nouvelle tête au père Noël à un moment de leur vie. Ou au moins, souhaité mettre leur apparence physique entre parenthèses, le temps de montrer ce qui se cache derrière le vernis, de se découvrir vraiment et d’échanger sans préjugé. C’est alors que je pris ma décision. Je partirai à la recherche de mes frères de sans. Moi, je le créerais, ce magasin de pièces de rechange au coin de la rue ! Pas pour acheter un nouveau nez, mais au contraire pour lui donner une place parmi les autres. Pour être un Cyrano. Cyrano au grand jour…
Quel n’est pas mon étonnement lorsque je constate que le nombre d’inscrits a doublé depuis hier ! Il se chiffre maintenant à 36. Je n’aurais jamais espéré susciter tant d’intérêt en si peu de temps. C’est formidable ! Enthousiaste, j’entreprends de classer les photos afin de les dispatcher à nouveau. Un visage aux longs cheveux blonds me saute aux yeux. Je n’ai jamais vu une telle beauté ! Qu’est-ce que cette fille vient faire sur mon site ? Je m’étais préparé à tout, sauf à ça ! Pourquoi voudrait-on mettre de côté un tel atout ? À moins qu’elle ne sache pas apprécier ce que la nature lui a confié ? Comme dirait mon grand-père : « C’est donner de la confiture à un cochon ! »
Elle m’inspire même de la haine, non seulement d’être si jolie, mais surtout d’oser venir sur une plateforme destinée aux autres, à ceux qui n’ont pas cette chance, mais qui veulent quand même s’en sortir.
− Qu’est ce qui se passe ? Tu es incapable de laisser un peu de place aux autres ? Tu t’es dit que sur un site de moches, tu paraîtras encore plus belle ?!
Dégoûté, je lui choisis la photo de l’homme qui paraît le plus antipathique et lui envoie pour qu’elle réalise son profil.
− Pas très déontologique, mais ça défoule !
Mon grand-père me disait souvent :
− Quand je n’étais pas content de mon sort, ma mère me disait : « tu n’avais qu’à te servir quand tu y étais ! » Je faisais alors la moue et elle rajoutait : « tu peux aussi aller au coin de la rue, voir s’ils ont ouvert un magasin de pièces de rechange, on sait jamais, ils ont peut-être reçu des nouveaux nez ! » Alors tu vois mon poussin, on se refile ce sacré nez de père en fils, et il n’y a rien à y faire. Mais je t’avouerai que j’ai eu plus de chance que toi. À mon époque, la seule façon de se voir, c’était de se rencontrer. Du coup, seul un nombre restreint de personnes connaissait notre sale gueule ! En plus, la charge de travail était lourde et le soir, on s’éclairait à la lueur des bougies ! Alors qu’aujourd’hui, il y a des photos dans tous les recoins, grandes comme des immeubles, étalées dans les magazines ou gigotant dans des boîtes noires : télévision, téléphone, ordinateur...De quoi te donner le tournis !
Ce soir, impossible de m'endormir. Habituellement, je déteste les ombres de la nuit, mais aujourd’hui, c’est différent. Je bondis de mon lit et saute sur la chaise de mon bureau. J’allume prestement mon ordinateur et je me précipite aux toilettes, le temps que la connexion internet s’établisse. Il est déjà tard et je marche sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller mes parents et ma petite sœur de quinze ans. J’aurais préféré avoir mon appartement, mais je n’ai pas trouvé de colocataire et l’année universitaire a commencé.
J’ai fait un rêve la semaine dernière. J’ai vu un homme marcher, perdu dans les rues d’une grande ville déserte. Son sentiment de solitude était intense dans la grisaille du paysage. Puis soudain, une silhouette s’est jointe à lui, suivie d’une deuxième, puis dix, puis cent… Je compris alors que je n’étais pas seul ; que d’autres souffraient probablement du même mal que moi, chacun isolé, prisonnier de son image.
Ce qui me fit réfléchir. Je me demandais si d’autres avaient également commandé une nouvelle tête au père Noël à un moment de leur vie. Ou au moins, souhaité mettre leur apparence physique entre parenthèses, le temps de montrer ce qui se cache derrière le vernis, de se découvrir vraiment et d’échanger sans préjugé. C’est alors que je pris ma décision. Je partirai à la recherche de mes frères de sans. Moi, je le créerais, ce magasin de pièces de rechange au coin de la rue ! Pas pour acheter un nouveau nez, mais au contraire pour lui donner une place parmi les autres. Pour être un Cyrano. Cyrano au grand jour…
Quel n’est pas mon étonnement lorsque je constate que le nombre d’inscrits a doublé depuis hier ! Il se chiffre maintenant à 36. Je n’aurais jamais espéré susciter tant d’intérêt en si peu de temps. C’est formidable ! Enthousiaste, j’entreprends de classer les photos afin de les dispatcher à nouveau. Un visage aux longs cheveux blonds me saute aux yeux. Je n’ai jamais vu une telle beauté ! Qu’est-ce que cette fille vient faire sur mon site ? Je m’étais préparé à tout, sauf à ça ! Pourquoi voudrait-on mettre de côté un tel atout ? À moins qu’elle ne sache pas apprécier ce que la nature lui a confié ? Comme dirait mon grand-père : « C’est donner de la confiture à un cochon ! »
Elle m’inspire même de la haine, non seulement d’être si jolie, mais surtout d’oser venir sur une plateforme destinée aux autres, à ceux qui n’ont pas cette chance, mais qui veulent quand même s’en sortir.
− Qu’est ce qui se passe ? Tu es incapable de laisser un peu de place aux autres ? Tu t’es dit que sur un site de moches, tu paraîtras encore plus belle ?!
Dégoûté, je lui choisis la photo de l’homme qui paraît le plus antipathique et lui envoie pour qu’elle réalise son profil.
− Pas très déontologique, mais ça défoule !